Jean-Louis
Comolli disait que la ville est ce que le cinéma a le plus filmé. Depuis les frères
Lumière, cet art a beaucoup montré les espaces urbains où ses histoires se
déroulent. On peut donc considérer le cinéma comme un outil de pensée qu’organise
la mémoire urbaine. La sortie de l’usine
Lumière à Lyon, au-delà d’être une référence de la genèse cinématographique, est aussi un regard sur la
ville énoncée dans son titre.
Le cinéma de Virgil Vernier descend en
ligne droite des films des frères Lumière (et pas de ceux de Méliès) dans le
sens où l’on retrouve le même paradigme d’une certaine cinématique urbaine.
Dans cet archétype de cinéma, une interprétation de la ville surgit et
s’affirme : la ville comme scène,
exposition, surface sensible.
Dans la note d’intention du dossier de Mercuriales,
Vernier annonce tout de suite qu’avec ce film il voulait montrer la beauté et
le mystère des villes de la banlieue parisienne. Ce postulat de départ
configure la cohabitation du cinéaste dans une tradition cinématographique qui
a produit de nombreux films.
La ville du cinéaste (celle de Vernier et
d’autres) n’est ni celle de l’urbaniste ni celle de l’architecte, comme a écrit
Noël Barbe. Il se trouve que la
problématique de la ville filmée provoque
une question intimement cinématographique, celle de la reproduction :
Comment le cinéma pourrait-il rendre perceptible les éléments (la beauté et le
mystère) caractéristiques d’une ville ?
Une ville est aussi son évolution :
en tant que corps (collectif, urbain), les villes muent. La question de la
représentativité cinématographique revient sur ce point-là : Comment le
cinéma pourrait-il saisir ces caractéristiques citadines en les inscrivant dans
une histoire passée ou future ? L’anachronisme de certains films de
Vernier (Thermidor et Orléans, par exemple), est une source
particulière qui rend encore plus intéressante sa vision des villes de la
banlieue parisienne (et même de Paris).
·
Le
décor urbain
Même si la ville en tant qu’espace social
et symbolique est au cœur du cinéma de Vernier, sa démarche n’est pas de
reproduire le décor urbain mais de la manière dont les personnes peuplent ce
décor. Dans la note au lecteur du scénario de Mercuriales, le cinéaste montre ses propos : combiner ses
désirs de fiction avec la manière d’être et de parler des comédiens choisis
(des comédiens non professionnels). Et une manière d’être et de parler, c’est
un résultat culturel produit au sein d’une ville particulière.
En rappelant le paradoxe de Rohmer, Jacques Aumont réfléchissait
sur la notion de l’espace au cinéma : l’attachement des personnages aux
lieux. Dans le cinéma de Vernier, notamment dans Mercuriales, ce lien avec l’espace se révèle dans la personnalité
des personnages : le personnage de Joane parle, en effet, comme quelconque
jeune fille de la banlieue parisienne.
Les tours Mercuriales à Bagnolet (les
pieds d’un robot gigantesque, comme a dit Vernier) font signe dans le
long-métrage par plusieurs raisons. Elles inscrivent l’histoire dans un espace
précis, elles symbolisent l’évolution (ou régression) d’une ville (et celle de
ses habitants) et elles sont une métaphore filmique : la production d’un
monde urbain étranger aux humains, d’où la phrase évoquée du cinéaste. Les
personnages de Mercuriales sont
véritablement emprisonnés dans la sombre de ces bâtiments.
En tant qu’espace social, la ville dans Mercuriales offre peu de places à
l’échange humain. On voit souvent Lisa et Joane déambuler dans des rues
désertiques. D’ailleurs, au fur et à mesure du film, la ville semble s’effacer.
En allant vers la frontière avec l’Allemagne, la sauvagerie de l’espace urbain
s’éteint. La vision de Vernier concernant la vie moderne est assez pessimiste :
les êtres cassés en deux par la vie, par la violence de notre époque, lui paraît le nouveau
type de héros qui appartient au 21e siècle.
Comme espace symbolique, l’anachronisme de
Vernier propose aussi une réinterprétation des villes, du réel. L’apparition de
Jeanne d’Arc (ou du personnage qui joue cette figure historique) dans Orléans fait cohabiter des modèles
médiévaux au sein d’une histoire ancrée dans la société moderne (encore une
fois, la manière de parler de ces femmes est tout à fait liée à leur conditions
socioéconomiques).
·
La
déshumanisation urbaine
La banlieue filmée par Vernier semble représenter un espace étranger aux propres
personnages. Cette ville déshumanisée, violente même, réapparait dans toute sa
filmographie : dans les premières images de Commissariat, on ne voit aucune présence humaine dans les rues
transitées en voiture par les policiers ; dans Thermidor, à la fin du film, aucune personne n’est là pour
remarquer le défilé anachronique des personnages ; l’individualité humaine
est effacée par le comportement robotique des silhouettes (pas des personnages)
montrées dans Andorre ; les
personnes présentées dans Pandore sont
stigmatisées, contrôlées et parfois mises à l’écart.
En revenant à Andorre, l’un des moments où l’on voit une femme dans un espace
clos, son image dans le cadre est floue. On ne perçoit bien son reflet que dans
des miroirs placés derrière elle. Cette personne entre et sort du cadre
plusieurs fois pendant quelques secondes. Dans ce film, la démarche de Vernier
n’était que montrer, sans commenter directement, ce lieu de loisir, d’un
apparent bien être, où chaque humain ressemble à son prochain. Dans ce paradis fiscal
toute individualité semble floue. La scène évoquée dévoile cela : sur
chaque photogramme, la présence humaine n’est qu’une trace, une lumière filée,
floue.
Ce court-métrage, par sa réalisation,
insère aussi l’idée du son dans les images de la ville filmée. Le résultat du
film ne serait pas le même sans sa bande son. La dimension que donne cette
musique fait découvrir le désir du cinéma de jouer avec le réel : ces
pratiques de loisir sont modifiées par une musique qui les rend lugubres à
l’écran. Cette bande-son porte le seul commentaire qui fait le metteur en
scène : la musique immerge le spectateur dans un véritable bain sonore qui
conditionne la perception pendant la projection. Pleine, saturé, continue, elle
ne laisse pas d’espace au silence.
Par rapport à Paris, la vision de Vernier
est également pessimiste : « Le Paris de Philippe Garrel (…), c’est
fini », a-t-il dit aux Cahiers de
cinéma. Dans Pandore, où
l’histoire se déroule dans la capitale française, on trouve le personnage le
plus insupportable de sa filmographie. Il n’y plus de bienveillance à Paris
selon Vernier. Là, l’idée réside dans la capacité de généralisation du
film : au-delà d’être un cas particulier, c’est un microcosme qui se
répète tout au long de la ville. Même si l’on ne voit aucune image de Paris,
cette violence parisienne est hors champ.
La puissance du cinéma est de donner un effet de réel à l’illusion, de
présence à l’absence : Paris n’apparaît pas dans le film mais son metteur
en scène élargit sa représentation
filmique.
Telle que les films nous la montre, la
ville est le lieu d’un mouvement caractéristique : celui du temps des
policiers dans Commissariat, qui
n’arrivent plus à se connecter à l’égard d’un paysage urbain violent ;
celui de la société capitaliste supprimé par leurs propres pratiques de
consomme dans Andorre ; et même
du déracinement du personnage principal de Mercuriales. Les regards de Vernier sur les villes renvoie à nos limites
et nos défaites en tant que spectateurs : ses films remplacent la réalité
dans le sens où tout le travail du cinéma est ici de se demander s’il y a
quelque chose à voir dans ces traces d’une ville filmée.
L’image cinématographique chez Vernier
participe des enjeux de la mémoire de l’homme contemporain sur les espaces
urbains français. Le geste de la fin de Mercuriales
place les films du cinéaste dans une nostalgique future. Les mûrs qui
tombent à cause de cette sorte de dragon mécanique seront remplacés par un
autre décor urbain : la ville, encore une fois, poursuit son mue. Et le
cinéma, au moins le cinéma qui intéresse à Vernier, se transforme avec elle.